Alors que se tiennent, depuis mardi à Diamniadio, des assises nationales dont l’objectif final est de réformer et de moderniser la justice et surtout de la réconcilier avec les populations, les justiciables, un fait à la fois insolite et grave continue de défrayer la chronique. Cette affaire, qui semble être enterrée, est d’autant plus préoccupante parce qu’elle implique et ternit l’image d’un maillon important de dame Justice, à savoir la Police, en son statut de police judiciaire. Elle concerne Aïssatou, la fille de Mansour Faye, beau frère de l’ex-président Macky Sall. Cette jeune entrepreneure, rendue célèbre par un reportage de la Bbc, s’est présentée au commissariat urbain de Kébémer pour dénoncer une extorsion de fonds dont elle aurait été victime, le 23 avril dernier, alors qu’elle avait dans son véhicule une rondelette somme de 21 millions F Cfa. Jugeant qu’elle n’avait pas le droit de circuler avec un tel montant, les agents l’auraient alors menacée de poursuites judiciaires si elle ne leur remettait pas 300.000 F Cfa, en guise de « thiompal », ce qu’elle a fini par accepter sous la contrainte.

Dans un communiqué, la Police, qui reconnaît « la gravité » de ces agissements, a tout de même voulu écarter les faits de corruption rapportant que les deux agents ont reçu la somme « de manière gracieuse ». Même si ces derniers ont été immédiatement relevés de leurs fonctions, faisant désormais l’objet d’un arrêt en salle de discipline, en attendant probablement des sanctions plus lourdes. Soit !
L’interrogation qui taraude les esprits est la suivante : Pourquoi la fille, qui circulait avec une telle somme d’argent, n’a-t-elle pas été inquiétée ? Est-elle libre grâce à la somme remise à ces agents « gracieusement » ou « sous les menaces » ?
En tout cas, « Bés Bi », qui avait ébruité l’affaire en exclusivité, a souligné qu’« aucune enquête » ne semble pour l’instant avoir été ouverte contre Aïssatou Faye pour le délit de corruption présumée des policiers.
Quoi qu’il en soit, ce scandale constitue un nouvel épisode des nombreux « accrochages » entre ce commissariat et la famille de Mansour Faye. Des agents de la Police de Kébémer avaient tous été mis à pied, en mi-novembre 2021, après que l’actuel maire de Saint-Louis, puissant ministre des Infrastructures, des Transports terrestres et du Désenclavement d’alors, s’est plaint auprès de leur hiérarchie pour tracasseries policières contre les transporteurs.

« Dans l’esprit de la population, la justice s’achète »

Le nouveau directeur général Mame Seydou Ndour a donc du pain sur la planche. L’affaire de Kébémer est devenue très gênante, notamment chez certains hauts gradés de la Police.

Mais au-delà de ce malheureux « incident », il faut dire que l’un des défis des autorités étatiques et judiciaires, c’est de déconstruire l’idée très répandue dans l’imagination collective des Sénégalais selon laquelle l’argent a un pouvoir non négligeable sur la justice et que celle-ci est uniquement pour les pauvres. Et malheureusement, cette allégation semble très logique si l’on sait que dans les prisons, des chambres dites « VIP » sont aménagées pour les « borom daraja », comprenons par-là les personnalités publiques, généralement des richards.

Dans un célèbre article intitulé « La justice au plus offrant : Les infortunes du système judiciaire en Afrique de l’Ouest », Mahaman Tidjani Alou écrivait que « l’engorgement des prisons et la dégradation des conditions de vie en milieu carcéral favorisent les pratiques corruptives. La quête de conditions de vie supportables dans les prisons est systématiquement l’objet de multiples transactions financières, dont l’enjeu est l’accès aux meilleures loges de l’univers carcéral. Cet accès a un coût qui varie en fonction du statut social du détenu ou de sa capacité à payer les sommes exigées pour accéder aux « quartiers humanisés de la prison ».

En Afrique, les relations que la justice entretient avec son environnement favorisent le développement de pratiques vénales et de règles parallèles de fonctionnement génératrices d’insécurité juridique. Ces pratiques ont pris, au cours de ces dernières années, des dimensions qui donnent à voir une justice gangrenée par le virus de l’argent. D’ailleurs, beaucoup de juges le reconnaissent, mais considèrent que cet esprit est encouragé par les justiciables eux-mêmes.

« La tentation, ce n’est pas seulement à l’égard des magistrats, c’est d’abord dans l’esprit du justiciable. D’après mon expérience de neuf ou dix mois, j’ai fait l’amer constat que, dans l’esprit de la population, la justice s’achète [ …]. Donc, il n’y a pas une personne qui est emprisonnée dont la famille ne vient pas vous proposer quelque chose. Quand le membre de la famille vient, ce n’est pas dans le sens de savoir ce que leur parent a fait. Sa première approche, c’est de proposer quelque chose au juge, et j’imagine que cette technique d’approche a dû être une pratique qui a été faite bien avant. Donc, je pense que la tentation, tout le monde est tenté, le justiciable pour lui ; si tu n’as pas l’argent tu ne peux pas bénéficier de la justice dans ce pays [ …] », confie un jeune magistrat.
Il est couramment admis par une bonne partie de l’opinion qu’un usager pauvre et sans relations peut passer plusieurs années en détention préventive sans bénéficier de l’assistance d’un avocat.
Lors de l’ouverture du dialogue auquel prennent part magistrats, avocats, mais aussi professeurs d’universités, responsables d’associations et anciens détenus, le président Bassirou Diomaye Faye a tenu à préciser qu’il ne s’agit pas d’un « procès en inquisition », mais d’« un débat lucide » pour trouver « ensemble des solutions » aux problèmes de la justice. 

C’est sûrement cette démarche « inclusive » qui a motivé la présence des « profanes » comme l’ex-prisonnier Cheikh Bara Ndiaye. Bloc-notes et stylo à la main, l’ancien guérisseur, qui s’était adjugé le pseudo de « deff guiss », a son mot à dire sur les maux qui gangrènent la justice sénégalaise. Un « melting-pot » qui, en tout cas, n’agrée pas tous les praticiens du droit. C’est le cas de l’avocate et ancienne Garde des Sceaux, ministre de la Justice, Aïssata Tall Sall, qui pense « qu’on aurait pu trouver un meilleur format de discussions et de débats approfondis » surtout « au regard de la gravité et de la densité » du sujet. Aussi dense ou complexe soit-elle, la Justice mérite d’être repensée pour la rendre équitable.
Pour prétendre avoir des résultats probants, ce dialogue doit être franc. Les acteurs doivent alors mettre le curseur sur la corruption ainsi que sur toutes les autres formes de négociations à la sénégalaise. 

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